Désormais député (LREM) de l’Essonne, le mathématicien s’apprête à remettre au gouvernement un rapport sur l’intelligence artificielle. Interview.
On connaissait Cédric Villani en mathématicien de génie, le voici désormais député (LREM) hyperactif, présent sur tous les sujets et tous les fronts. Le scientifique de renom a été chargé par le gouvernement d’une mission sur l’intelligence artificielle. Le sujet est stratégique, car cette nouvelle course scientifique, industrielle et éthique modifiera durablement nos sociétés. Pour rédiger son rapport, qu’il présentera dans le courant du mois de janvier, Cédric Villani aura voyagé de Bologne à Lisbonne, en passant par Munich et Zurich, auditionnant des dizaines de spécialistes de l’intelligence artificielle. Il aura aussi lu les centaines de contributions que lui ont adressées les internautes à travers la plateforme participative mise en place pour l’occasion. Cette somme, qui sera largement diffusée, devrait servir de feuille de route à tous les ministères, car tous seront concernés. Rencontre avant le bouclage du rapport.
Le Point : comment l’intelligence artificielle va-t-elle concrètement changer nos vies ?
Cédric Villani : Le quotidien commence par le café au lait du matin et, rassurez-vous, le café au lait ne sera pas différent demain ! En revanche, que les transports soient plus efficaces, que l’argent de la société soit mieux instruit et que le service médical soit meilleur demain, voilà des choses que l’intelligence artificielle peut changer. Même si cela ne se voit pas toujours, l’intelligence artificielle va s’immiscer partout, chaque fois qu’il y a la possibilité de mettre en œuvre une solution avec vocation à s’adapter.
Existe-t-il une version cauchemardesque d’un futur sous intelligence artificielle ?
Oui ! On peut tout imaginer. Prenez n’importe quelle entité malfaisante, terroriste ou dictateur, et mettez-lui de l’intelligence artificielle entre les mains ! Le grand changement promis par l’intelligence artificielle est celui de l’efficacité. À partir de là, on peut imaginer que certains voudraient créer des dispositifs pour surveiller automatiquement certaines catégories de personnes… Un scénario cauchemardesque aboutirait à un monde dans lequel on ne se sentirait plus en sécurité nulle part et où on serait épié en permanence. Mais je veux être très clair : ce n’est pas l’intelligence artificielle qu’il faut craindre, mais les humains qui seront derrière.
La combinaison homme + intelligence artificielle est plus performante que l’homme ou l’intelligence artificielle tout seuls.
Comment faire en sorte que cette vision apocalyptique n’advienne pas ?
En parlant de ces sujets ! L’humanité a produit un tas d’inventions qui avaient un revers cauchemardesque… Les développements en biologie nous ont fourni les progrès en thérapie génique… et les armes chimiques. C’est la même chose avec l’intelligence artificielle ! Il faut s’y attendre et légiférer par conséquent. L’une des choses que les intelligences artificielles savent très bien faire, c’est reconnaître. La première application vers laquelle la recherche se dirige, c’est la médecine, avec des analyses automatiques de radios, des suivis de tests qui pourraient aider la médecine préventive.
Vous développez beaucoup l’idée d’une complémentarité homme-machine…
Oui, à chacun de trouver sa place. On a suffisamment d’expérience aujourd’hui pour montrer que la combinaison homme + intelligence artificielle est plus performante que l’homme ou l’intelligence artificielle tout seuls. Mais cet équilibre n’est pas toujours facile à trouver, c’est l’interface qui fait la différence. Garry Kasparov répète sur tous les continents que, lorsqu’on organise des combats mixtes homme + machine, les équipes qui gagnent ne sont pas celles qui ont le meilleur joueur ou les meilleures machines, mais les meilleurs protocoles de communication entre hommes et machines. Cela vaut aussi dans le monde du travail. De grands cabinets de consulting ont mené des expériences pour améliorer les performances de vendeurs avec de l’intelligence artificielle. Mais, pour y parvenir, il faut travailler longuement sur le partage des rôles entre les deux. À terme, la machine prendra en charge les tâches répétitives et mécaniques, alors que l’humain se recentrera sur des tâches plus empathiques.
Pourquoi Google n’est-il pas français ?
D’abord parce que Google a eu l’intelligence d’identifier un besoin considérable de recherche et d’identification de l’information en temps voulu. Ensuite parce que ses fondateurs ont toujours navigué entre le monde universitaire et celui de l’entreprise. En fait, ils ont adapté des idées scientifiques d’appréciation de l’information à la recherche en ligne… Bref, si ça n’avait pas été Sergey Brin et Larry Page, ça aurait été quelqu’un d’autre dans le même écosystème californien. Google ne pouvait être qu’américain… Car la France n’a pas la taille suffisante pour avoir un Google. En revanche, l’Europe pourrait en créer un, même si cela se révèle beaucoup moins facile que sur le marché américain, qui n’a pas à composer avec différentes langues, différentes cultures, différentes administrations et différentes politiques publiques.
La France n’a pas la taille suffisante pour avoir un Google. En revanche, l’Europe pourrait en créer un.
L’Europe accepterait-elle d’accompagner la croissance d’entreprises tech ? C’est contraire à son esprit…
Regardez la politique publique américaine. Malgré le discours libre-échangiste, les politiques publiques américaines sont en réalité protectionnistes à l’égard de leurs grandes entreprises… le Buy American Act, si ce n’est pas du protectionnisme, je ne sais pas ce que c’est ! Du côté européen, sur le long terme, on verra que l’Europe se distinguera avec des notions de confiance, de respect des citoyens, de fiabilité, d’environnement. La construction européenne donne un poids important aux valeurs, alors que les Américains sont plus tournés vers la compétition.
Les Français s’épanouissent dans la Silicon Valley. Comment convaincre les cerveaux de revenir ?
On leur dit qu’on les aime ! On leur donne de bonnes rémunérations avec de bons statuts qui les protègent de la bureaucratie, de bons moyens de calculs… et le tour est joué ! On peut aussi imaginer des programmes de retour européens en échange de subventions…
La Chine vient d’annoncer 13 milliards de dollars d’investissements pour les trois prochaines années… Sommes-nous toujours dans la course ?
Une fois encore, il faut appréhender le phénomène à l’échelle européenne, et non simplement de la France. 13 milliards, c’est à la portée de l’Europe. Mais il en faudra certainement beaucoup plus, car on part de plus loin et les Chinois ont déjà beaucoup investi.
Peut-on jouer face à des concurrents qui s’encombrent de moins en moins de difficultés administratives et éthiques ?
L’Europe s’est engagée sur la voie de la confiance, qui se révélera payante. L’opinion publique américaine commence à douter de l’intelligence artificielle et des tech en général… Il suffit de regarder les débats autour de l’élection de Trump pour s’en convaincre. L’image de Facebook et de ses algorithmes est ressortie abîmée de cette élection. Le règlement européen sur la conformité des données dit très clairement que le profilage n’est pas autorisé sans le consentement des utilisateurs. C’est avec des règles simples que l’on peut bâtir la confiance. Et, sur ce thème, l’Europe est un gage de sérieux.
Source Le Point – 4 Janvier 2018